LA CHAUSSE-SAVATES

De OPPROBRE le 30/07/2020 (3 visites depuis 7 jours)

Pour ma famille et mes amis.

Je n’ai pas beaucoup de temps mais je vous adresse cette lettre écrite rapidement car on m’en a donné le droit. Je veux en profiter pour vous donner un témoignage de ma triste vie.

Je m’appelle Marylène, je n’ai pas de nom de famille mais par ici, tout le monde m’appelle : «  La chausse-savates ».
Que je déteste ce petit nom !! Synonyme de servitude et d’obéissance.
Si j’avais su, j’aurais insisté pour qu’on continue à m’appeler Marylène.

J’ai eu la chance de naître auprès de mon père, de ma mère et de mes deux frères. C’est la seule chance que le bon Dieu ait daigné me donner.
Mais si j’aurais su, j’aurais préféré ne pas naître.

J’ai été séparée de ma famille dés l’âge de six ans pour être vendue au marché des Rosiers à maître Richard.
Il était très âgé et sa femme était déjà allée rejoindre le Seigneur. Je faisais toutes les tâches demandées par maître Richard dans la case et il était plutôt content de moi et de Rosie, ma nouvelle amie de la plantation. C’est là qu’il nous a appris à écrire et à lire la langue des maîtres.

Mais maître Richard est mort à Noël 1752 et ma vie finalement si paisible à l’époque bascula dans la réalité de la servitude.
Si j’avais su, je me serais enfuie à l’époque !! Cela me semble si facile aujourd’hui mais avec les Blancs, rien n’est facile.

Je fus alors revendue au marché des Rosiers à maître Dubois.
Si j’avais su, j’aurais tué de mes mains cet envoyé du Démon dés que possible.
Je devais avoir 14 ans lors de la vente. Étant «  bien en chair » et « à son goût » comme le maître disait, il me viola pour mon premier jour à la plantation sur la table de la cuisine.
Par la suite, une terrible routine s’installa. Je travaillais aux champs de canne la semaine et je me faisais violer le samedi matin et le dimanche avant la messe.
Si j’avais su, je me serais enduis de boue, d’urine, d’excréments !!
Si j’avais su, j’aurais empêché ces seins de pousser, ces fesses de grandir ; causes de mes malheurs !!
Les contremaîtres n’avaient le droit de me fouetter aux champs que jusqu’à mercredi pour que je reste présentable pour le maître.
La maîtresse blanche commençait à être jalouse et me frappait en cachette tentant même de me défigurer avec des ciseaux, des couteaux ou de l’eau chaude.
Si j’avais su, je lui aurais crié que ce n’était pas de ma faute si elle était moche avec ses cheveux blancs, son corps de blanche maigre qui mange jamais.
Désormais, j’avais un nouveau nom : « La chausse-savates » . J’avais le privilège de donner au maître ses savates le matin et le soir.
Si j’avais su, je lui aurais fait manger ses savates en tenant un couteau sur sa gorge. J’aurais dû le faire il y a tellement longtemps.
Si cela ne suffisait pas, maître Dubois organisait de plus en plus de réceptions avec les autres maîtres de Rivière salée.
J’étais ainsi prêtée à tous ses amis. Quelquefois, quand il avait bu trop de rhum, il m’obligeait sous les regards hilares et les acclamations des maîtres à lui ramener ses savates à quatre pattes en les tenant dans la bouche et en aboyant comme un chien.

Si j’avais su ! Si j’avais su ! Mais même si j’avais su, qu’est-ce que je pouvais faire !! La couleur de ma peau est noire. C’est ma malédiction.
Si j’avais su, je me serais plongée dans la mer comme Rosie ou je me serais enlevée toute cette peau noire avec un couteau.

Finalement, ce qui devait arriver arriva comme disait souvent maître Richard. Mon ventre grossit et je donna naissance neuf mois plus tard à une mulâtre que le maître appela Café.
Tellement de Blancs avaient fait saigner mes entrailles qu’il était impossible de savoir lequel avait donné sa couleur lait à Café.
L’accouchement fut un rare moment de bénédiction car il me permit d’avoir Café mais aussi parce qu’il me rendit laide.
Plus flasque et plus vieille, je n’intéressais plus le maître.

Au milieu du fouet et des champs, je pus connaître un peu de ce que les Blancs appellent le bonheur grâce à toi, ma Café.
Mais avec les Blancs, le bonheur ne peut être que de courte durée.
Si j’avais su, je t’aurais empêchée de naître pour connaître cette vie qui n’en a que le nom. J’aurais poussée de mes mains pour que tu ne sortes jamais.

Je t’ai condamnée à l’Enfer, ma Café. Je te demande pardon, ma petite chenapan adorée.
J’aurais dû tuer le maître bien avant. A partir de tes 9 ans, il commençait à s’intéresser à toi. Faisant fi de ton jeune âge, il te nomma « Chausse-savates ». Je savais qu’il fallait que j’agisse avant qu’il ne soit trop tard et qu’il ne transforme en actes ses regards libidineux envers ton teint indéfini, tes traits fins dignes d’un ange du Ciel.

Si j’avais su, je l’aurais fait bien avant. Ces innombrables coups de couteau dans le corps du maître. C’était si simple, si jouissif. Cela glissait tellement bien et me procurait tellement de joie. Son regard surpris et interloqué fut la plus grande de mes satisfactions. Oh oui ! Si j’avais su, je l’aurais fait bien avant. Ce rare moment de plénitude fut interrompu par les cris d’effroi de maîtresse.

Nous sommes désormais le lendemain en ce 14 mars 1772 : jour de ma mort car on ne met jamais longtemps à exécuter les nègres.
Toute la foule blanche de Rivière salée n’a pas voulu manquer le rendez-vous sans oublier quelques serviles amenés ici pour qu’on leur montre le châtiment réservé à l’exemple à ne surtout pas suivre.

Je sais que tu es là, ma Café. Ils t’ont obligé à venir assister à la mort de ta mère.
Je ne regrette rien de ce que j’ai fait. Je peux partir en paix en espérant que Dieu a réservé un bout de Paradis pour nous autres car c’est sûr que Dieu, il n’aime pas trop les nègres.

Courage, ma Café ! Ton calvaire ne fait que commencer. Si tu veux y mettre fin, tu peux me rejoindre. Dieu te pardonnera ; sinon, c’est que ce n’est pas Dieu.
Si j’avais su, je t’aurais dit tout ça plus tôt.

Le bourreau me presse de finir.
Adieu, monde cruel que je ne regretterais pas et que je suis fière de quitter la tête haute et parsemée de traces de sang de mon maître.

Adieu, ma Café. A très bientôt, au plus tôt je l’espère.

Pardonne-moi d’avoir eu l’égoïsme de t’avoir fait naître esclave.
Pardonne-moi.

Ta maman qui t’aime.

Marylène.
14 mars 1772.

Rivière-Salée, Martinique.



L'auteur :
OPPROBRE
OPPROBRE

Un texte sur un thème historique encore trop peu représenté dans les écrits en France. Bonne lecture qui vous changera certainement de Alléluia charabia ou je ne sais quoi.

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