Un petit rêve

De OPPROBRE le 18/08/2020 (1 visite depuis 7 jours)

Un petit rêve

En arrivant au bureau ce matin, mon patron me serre la main.
Oh putain !! Cela faisait des mois que ce n’était pas arrivé. Une poignée de main franche et bien virile de ses mains délicates et soyeuses. Ces mains dont j’avais rêvé depuis des mois.

Je salue ensuite mes collègues. On se check, on se congratule, on redevient tactile. On en vient presque à chialer en se prenant dans les bras.
A la pause café, je peux enfin replonger au plus près dans le décolleté de Daphné, la rousse du bureau d’à côté. Tous les services sont enfin mélangés : on peut désormais prendre nos pauses en simultané.
Plus de séparation de nos bureaux par des vitres en plexiglas qui sont enlevées sous les hourras par l’entreprise qui avait installée ces horreurs. Paraît-il que ces entreprises font désormais faillite et qu’ils vont licencier à tour de bras. C’est ainsi que ces pauvres salariés sortent des bureaux avec leurs vitres sous le bras sous les acclamations : « Au chômage !! Chacun son tour , au chômage !! ».
Après avoir poussé la chansonnette, direction les toilettes. Oh oui, les toilettes !! Quelle émotion : on peut pisser côte à côte. On est tellement heureux qu’on aurait presque envie de se la tenir.

Après plusieurs heures de travail devant mon ordi avec qui il n’y a jamais eu de distanciation, il est temps de prendre notre pause-déjeuner.
Direction le fast-food du coin où des employés retirent tant bien que mal la signalétique au sol : « Distance tous les 2m » ainsi que toutes les bornes de gel désinfectant. On va pouvoir faire comme avant : aller aux toilettes et ne pas se laver les mains. Avec les collègues, on a d’ailleurs décidé de participer au nouveau concours en vogue sur Facebook : ne pas se laver les mains pendant une semaine. Que c’est bon !!
On prévoit déjà notre retour en boîte ce samedi soir où la piste de danse nous attend. Attention les filles : on n’a pas prévu plus d’1 cm de distanciation.

Après cette belle journée de travail, me voici de retour chez moi. Et c’est le début des emmerdes !!!
Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de tous ces masques ?!
Et de tous ces litres de gel désinfectant !!
En allumant la télé, certaines idées me sont déjà dévoilées.

Le journal de 20h nous montre de nombreux reportages aux quatre coins du monde où on peut admirer des feux de joie improvisés consumant des flopées de masques jetées avec ardeur par des foules en délire. Devant la Statue de la Liberté, la tour Eiffel, le Corcovado. On va voir si on en fait un avec les potes. Sinon, les hôpitaux de France appellent aux dons de masques jetables.

Pour les lavables, le centre Beaubourg organise une exposition Masques où des artistes contemporains bien sûr (il n’y a qu’eux pour penser à ça) se réapproprie l’objet fétiche de ces trois dernières années. Tiens, on va peut-être y faire un tour. Sans oublier la Fashion Week où le masque est l’accessoire tendance de 2023.

Je reçois un coup de fil de mon père pour préparer un anniversaire surprise à Maman. Cette fois-ci, plus de limitation d’invités : on invite tout le monde. Oh oui , ça c’est sûr !! Il me glisse qu’il va certainement louer de nouveau un de ses appartements à une infirmière. Il n’ y a pas à dire : les temps changent !!
Enfin, pas complètement !!
Le journal continue sur la grève nationale des soignants réclamant toujours de meilleures conditions de travail et une revalorisation de leurs salaires.
Eh ! Les amis, c’est fini le Covid ! Vous êtes démodés, c’est pas demain la veille qu’on va vous applaudir de nouveau.

Le journal continue sur la polémique du jour : des femmes de confession musulmane voudraient continuer à porter le masque mais cela est perçu comme un voile intégral et comme une atteinte à la République française. Et enfin le bilan global des victimes du Covid. Comme cela est ennuyeux ! Il est temps d’éteindre la télé.. Ah ! Le discours de Macron. « Nous avons gagné la guerre ; tous ensemble ». Oui, trois ans après , espèce de c… Bon , il est vraiment temps d’éteindre.

Je termine ma soirée sur Internet en matant un tuto intitulé : « Comment transformer votre gel désinfectant en alcool fait maison ? » Humm, je sens que je vais essayer demain.
Je regarde une dernière fois les news avec la vidéo d’Eric Raoult exilé en Chine sobrement intitulée : « Vous voyez, j’avais raison ! ». Je somnole, il est vraiment temps d’aller dormir.

Je me regarde une dernière fois dans le miroir avant de me coucher. Je fixe mon bras droit et cette petite trace dans ma veine qui a tout changé. Je me dis : « Que c’est bon , le monde sans Covid ! »

Je me couche en fredonnant le refrain du nouveau tube des Enfoirés : « Au revoir Covid ».

Au revoir Covid
Tu nous manqueras pas
Au revoir Covid
Nous, on t’aime pas
Adieu Covid
Surtout, ne reviens pas !

Il n’ y a pas à dire ; elle était belle ma première journée post-Covid.

C’est sur ces belles paroles que je sers mon oreiller et …

« Eh ! Eh, mon garçon, on est arrivé au terminus ! » me crie ( à deux mètres de distance bien évidemment) une vieille femme au visage orné d’un masque lavable à carreaux rouge et blanc aussi dégueulasse qu’un torchon de cuisine.

Oh, non !! Je m’étais juste assoupi.

Je sors de la rame de métro. Tout le monde a un masque. C’est écrit 2 mètres de distance partout.

Ce n’est donc pas aujourd’hui que je serrerais la main de qui que ce soit.
Ce n’est donc pas aujourd’hui que je pourrais revoir le délicat visage de Daphné.
Ce n’est donc pas aujourd’hui que je pourrais retirer mon masque au supermarché en criant haut et fort : « Je te retire car tu m’emmerdes, tu me fais chier, tu m’empêches de respirer ! » sans risquer les regards réprobateurs et l’arrivée des vigiles.

C’est donc un cauchemar.

Non, je suis bien réveillé et on est en 2020.